Une histoire con comme mes pieds
Une belle journée de veille de pont qui sent bon le
vendredi en plein mercredi. Une journée où on a envie de rien faire. Enfin,
encore moins que les autres. Comme un vendredi, quoi.
Je venais de m’étirer lascivement sur ma chaise de bureau pour la 135ème
fois de la matinée et je scrutais le fond de mon 53ème gobelet de
café ingurgité (c.-à-d. que j’ingurgite le contenu du dit gobelet, le café
donc, et non pas le gobelet en soi, qui pourrait au demeurant avoir des
propriétés nutritives mais qui n’aurait certainement pas les propriétés
excitantes de la caféine. Or, c’est bien cela qui m’intéresse dans un gobelet
de café). Il était bientôt midi et il me fallait tenir encore une bonne heure dans
le bureau étouffant à l’air conditionné antéchoc-pétrolier (celui de 73) avant
la pause déjeuner. J’allais justement piquer du nez sur mon clavier quand une voix
m’en empêcha. C’était celle de ma collègue voisine de 3 bons mètres à ma
gauche, pas la plus futée mais bien une des plus gentilles quand elle ne m’énerve
pas avec ses bêtes questions. La raison pour laquelle elle me tira in extremis
de mon microroupillon était justement une question, mais une moins bête qu’il n’y
paraissait au premier abord.
– Lothaire, me lança-t-elle à la cantonade et en néerlandais.
– Oui, répondis-je à la française et en déconnant.
– Comment s’appelle le petit orteil en français ?
– Petit orteil, dis-je en français.
– Oui, mais en entier ? Il n’a pas un nom plus long ?
– Certes. Petit orteil du pied. Et son nom de famille est Vandevelde.
– Non mais sans rigoler, parce que je sais qu’en français les doigts ont un
nom, comme oreiller là, ou je ne sais plus quoi.
– Auriculaire, oui. C‘est comme en néerlandais, les orteils des mains ont un
nom scientifique que tout le monde oublie passé le majeur, et les doigts de
pieds, ils n’en ont pas. C’est ainsi.
– Ah ben d’accord, alors je marque : « Petit orteil » ?
– Oui, à défaut de mieux. D’ailleurs, je trouve que les langues sont bien
faites. Il n’existe pas de mots pour désigner les orteils nommément, et ce n’est
pas plus mal. On n’en a que faire du nom des orteils. Et pour cause : ils
n’ont pas de fonction communicative. On a besoin du mot majeur pour pouvoir
dire quel doigt on lève quand on fait un signe grossier à un mec qui te fait
une queue de poisson. J’imagine d’ici le mec qui brandira son majeur de pied
pour prier l’autre d’aller se faire sodomiser. [Je fais le geste du pied]
Autant lui botter le fion directement. Et pour appeler la maîtresse à l’école,
avec l’index du pied : « Mam’zelle, mam’zelle ! Je connais la
réponse. » Et paf ! Le môme se casse la figure par terre. Tiens, la
preuve, j’ai failli tomber moi-même.
A cet instant précis de la conversation, mon interlocutrice semble en avoir
assez de mes conneries et sa voisine de derrière, la studieuse et jamais
souriante petite dernière de l’équipe, semble ne pas avoir saisi un mot de mon
discours pourtant hautement éducatif des mœurs socioculturels des orteils
contemporains et de leur intégration dans le langage vernaculaire des pays
francophones européens. Je sus pourtant capter l’attention de mon voisin en
vis-à-vis qui n’avait pas perdu une miette de mon sandwich à la bêtise. Je dois
admettre qu’il est bon public. J’en profitai donc pour placer ma dernière boutade :
– Peux-tu imaginer, Bart, que si on utilise l’auriculaire pour se gratter le
fond de l’oreille, ce qui est en soit déjà un geste peu courtois en bonne
compagnie, et si son antagoniste du pied possédait un nom propre et une
fonction similaire, peux-tu t’imaginer quel orifice il servirait à curer ?
Ce geste de gymnastique mérite réflexion.
Il a mis au moins 20 secondes à faire tilt, le pauvre.
– Ah oui ! Je saisi. Oui, oui, c’est entendu, dit-il avec un regard
inquiet scrutant autour de nous. Euh, et si on continuait à travailler, hein ?
Ben merde alors. Moi, ça m’a fait me poiler.
Pis j’avais pas envie de bosser.